Pour une réparation symbolique à travers l’art

André-Louis Paré, Le Devoir, 6 mars 2018

L’auteur est directeur et rédacteur en chef de la revue «ESPACE art actuel»

La réparation est-elle possible ? Peut-on guérir de ses blessures ? Faut-il, dans ce cas, les rejeter dans l’oubli ou plutôt entretenir avec elles une forme de réconciliation libératrice ? Sur le plan politique, nous assistons, depuis quelques années, aux excuses du gouvernement canadien envers diverses communautés qui ont subi, par le passé, l’indifférence de l’État. Ces excuses sont souvent accompagnées de compensations financières. Par exemple, récemment, le gouvernement de Justin Trudeau s’est engagé à verser près de 800 millions de dollars aux peuples autochtones qui ont subi, durant les années 1960, de lourds sévices en raison des politiques d’assimilation. Des milliers d’enfants ont été enlevés à leurs parents biologiques pour aller vivre dans des familles d’adoption et être éduqués à la manière des Occidentaux. Dans leur cas, le traumatisme vécu s’exprime à travers la perte de la langue maternelle et de leur culture ancestrale. Or, des excuses publiques et une compensation financière peuvent-elles réparer les erreurs du passé ?

L’histoire humaine est malheureusement truffée de ces événements troublants où des groupes d’individus se sont vu retirer leurs droits à l’existence libre et paisible à cause de leur culture ou de leur différence sur le plan social. L’histoire est remplie de ces injustices faites à ceux et celles dont le visage est exclu de l’impérialisme de la conformité. Mais puisque le pardon, la reconnaissance du tort causé à autrui sont essentiellement d’ordre éthique, que peut l’art pour réparer ces injustices ? Dans le domaine de la représentation esthétique, qu’est-ce que le geste artistique est en mesure d’apporter pour soulager les esprits ? […]

Selon le philosophe de l’art Jacinto Lageira, « la réparation artistique est une opération matérielle et symbolique ». Elle n’est pas une restauration — on ne peut refaire ce qui a eu lieu —, elle propose plutôt une nouvelle compréhension de l’histoire telle qu’elle est rapportée dans les faits et, désormais associée à la fiction, au désir de raconter autrement. Dans l’exposition Tout ce qui reste– Scattered Remains, présentée au Musée des beaux-arts de Montréal, plusieurs oeuvres de l’artiste d’origine algonquine Nadia Myre vont dans ce sens. Il y a, par exemple, des oeuvres tirées de la série Indian Act (2000-2002) en référence à Loi sur les Indiens, par laquelle le gouvernement canadien se trouve autorisé à administrer les terres sur lesquelles les peuples autochtones sont tenus d’habiter. Produite en collaboration, Indian Act dénonce cette politique coloniale par le truchement d’une technique artistique ancestrale, le perlage. On trouve également des oeuvres récentes, dont Codes Switching, dans lesquelles des fragments de pipes commerciales, de fabrication européenne, symbolisent le changement de codes qui a eu d’importantes conséquences dans le mode de vie autochtone. Utilisées comme monnaie d’échange, ces pipes détournaient l’usage sacré du tabac au profit d’un usage strictement commercial. Ce phénomène d’acculturation est le résultat des échanges entre Européens et autochtones, mais il invite désormais à une réflexion sur la relation interculturelle qu’il nous faut établir afin de rendre possible une véritable rencontre.

Sur le plan historique, la blessure est souvent le résultat d’une incompréhension purement idéologique. L’assimilation volontaire, sinon la disparition et l’assassinat des femmes autochtones, que ce soit au Canada ou ailleurs dans le monde, ou encore la soumission de milliers de personnes parce qu’elles n’appartiennent pas à la même ethnie que celle de la majorité, sont des comportements que l’on peut qualifier d’inhumains. Et si, désormais, l’histoire est justiciable, elle peut réparer, ne serait-ce qu’en restaurant le souvenir. En ce sens, l’État reconnaît publiquement ses torts et cherche à dédommager financièrement les victimes. Dans le domaine artistique, par contre, les diverses mesures prises par les artistes cherchent à montrer la blessure au sein d’une réinterprétation de l’histoire. Bien que vouée à un public restreint, la « réparation artistique » est l’amorce d’une métamorphose qui peut être salutaire. En outre, il ne faut pas sous-estimer son pouvoir constructif. L’art a ce pouvoir de produire une sensibilité nouvelle, souvent plus efficace que le processus de réparation normatif pris en charge par les États. C’est, entre autres choses, pour cela que l’art existe.

http://www.ledevoir.com/opinion/idees/521917/pour-une-reparation-symbolique-a-travers-l-art